Crise internationale

Triomphe de l'hypocrisie

La vie internationale n'est pas toujours très réjouissante à observer de nos jours. Jamais, depuis la grande guerre, on n'avait vu de tels déchaînement d'appétits, tel déferlement catastrophique des peuples les uns contre les autres. Pourtant il faut noter un assez curieux progrès de la morale internationale : on tue, on saccage les villes, en envahit les pays et on les annexe, mais jamais on n'avoue faire la guerre. Le sentiment que la guerre est un monstrueux péché aussi bien contre les hommes que contre Dieu, a trop pénétré les hommes pour qu'on ose ouvertement y recourir. Malheureusement si ce progrès s'est opéré qu'on n'ose plus prononcer le mot de guerre sans honte, il s'en faut de beaucoup que les gouvernements, que certains gouvernements, tout au moins, se soient adaptés à ce progrès. Ils ne disent plus la chose, mais ils la font, et comme malgré tout ils sentent leur faute, ils la voilent à force d'hypocrisie.

Et c'est ainsi, qu'en cette année de 1937, nulle part il n'y a de guerre déclarée et partout on se bat : on se bat encore en Éthiopie ou tout au moins on cesse seulement de le faire. On se bat en Espagne et de quelle bataille, on se bat en Extrême-Orient, et tout un peuple s'abat sur un autre et le martyrise. Les actualités cinématographiques ne nous montrent que des maisons éventrées, des cadavres qu'on entasse. Nos journaux relèguent tous ces morts où ils peuvent, mais pourtant ils les hantent. On n'est pas en guerre pourtant. On se livre à des opérations de police, on défend des idées.

Car dans cette guerre qui n'ose même pas dire son nom, on jette de part et d'autre toutes les idéologies dans la balance. On n'ose plus dire qu'on fait la guerre, on n'ose plus, comme au temps de Louis XIV, avouer ses appétits de conquête. Alors pour ennoblir leur carnage les guerriers se font philosophes. Ce n'est pas tel ou tel avantage qu'on poursuit, on lutte contre le fascisme ou le communisme ! Le terrible est que les idées ont une singulière virulence. Elles empêchent les conflits de se circonscrire. Chacun se sent un peu le patriote de cette idée, alors il prend partie dans la lutte et soutient d'un amour somme toute généreux les desseins peu avouables d'un Tsar ou d'un dictateur.

Mais ce n'est pas le seul danger des idées jetées pêle-mêle dans la bataille. Les idées vivent, on ne s'en rend jamais maître. Quand on les lâche on ne sait pas jusqu'où elles iront. Le principe des nationalités, lancé dans la guerre par les Gouvernements alliés, a déterminé la naissance du fascisme contemporain. À quoi aboutiront les mythes communistes et fascistes apportés par brassées dans la guerre d'Espagne. Si on arrive à y rétablir le calme, l'Espagne se sauvera sans doute, grâce à son individualisme, grâce à son originalité qui lui fait très vite rejeter ou transformer à en rendre méconnaissable les apports idéologiques étrangers, grâce à son catholicisme surtout. Mais l'Europe ? La non-intervention a réussi à empêcher que jusqu'ici la guerre matérielle ne s'y déchaîne, mais on n'a pas pu réaliser une non-intervention des cœurs. Les événements d'Espagne, comme une sorte de catalyseur, ont achevé de cristalliser les positions antérieures, de déterminer les haines.

Sans doute dans un conflit où risque de sombrer notre civilisation même ne peut-on pas ne pas prendre parti. Mais il y a la manière de le faire. C'est à la fois une position de loyauté et de calme que de s'efforcer de maintenir notre âme au-dessus des passions. Garder dans nos jugements sur ces aventures une attitude de raison.

*

**

Mais cette attitude de raison, cette position humaine, la voyons-nous garder dans les affaires de Chine. La plupart des hommes se sont comportés comme s'ils n'avaient aucune notion ni de la justice, ni de la personne humaine. Sans doute cette passivité devant un des plus grands crimes qui ait jamais été commis contre un peuple s'explique-t-elle par une certaine lassitude et par nos propres difficultés. Elle s'explique dans une certaine mesure, mais elle ne se justifie pas.

Je ne parle pas de ceux qui absolvent le Japon parce que celui-ci prétend être une puissance d'ordre ou qu'il a signé un traité contre le communisme. Que vaut la protestation contre le communisme d'un peuple qui n'a aucun souci de la personne humaine, et qui tue comme à plaisir les populations innocentes des villes ouvertes, d'un peuple enfin où le régime du travail ne semble pas se distinguer beaucoup de l'esclavage ? Mais à côté de ceux qui penchent vers le Japon, il y a l'immense masse des amorphes : et nous en sommes. On s'émeut de dix morts dans un accident de chemin de fer, mais on passe négligemment à la colonne suivante en lisant qu'une seule bombe tombant sur un grand bâtiment plein de monde, à Nankin, a fait douze cents victimes. « C'est si loin » disent les uns, « Ce sont des Chinois » disent les autres. C'est si loin ? Ils verront quand le Japon aura achevé de conquérir tous les marchés économiques du globe, si ces événements ne les touchent pas. Ils verront quand le Japon exercera une véritable dictature sur tout l'Extrême-Orient les répercussions que ce fait aura sur notre position internationale. « Ce sont des Chinois ? », la belle affaire. Les Chinois n'ont-ils pas d'âmes ? Ne croyons-nous pas que le Christ est mort aussi bien pour eux que pour les autres hommes ? La personne humaine changerait-elle de valeur profonde suivant les climats ?

Sans doute ne pouvons-nous pas faire grand chose pour la Chine. Nous pouvons du moins prier pour elle. Nous pouvons implorer le Seigneur pour que cesse son martyr, pour qu'elle retrouve enfin la paix. Nous pouvons, devant une violation territoriale qui dépasse en iniquité celle de la Belgique par l'Allemagne, garder notre âme une position de justice.